184 – un effort

Vendredi 22 avril

N’aplatissez pas le bas du dos.

Pardon ?

Vous êtes en train d’écraser votre bas du dos contre la planche. C’est pas bon, ça. Vous allez vous blesser.

Ah ?

Oui, sur cette machine il faut garder sa courbure naturelle. Vous voyez ? Là vous faites une rétrocession du bassin. Vous allez solliciter les mauvais muscles et vous déchirer quelque chose.

D’accord. Là c’est mieux ?

Ouais. Mais pas trop dans l’autre sens non plus. Faut être à l’aise. Restez comme ça si vous vous sentez bien.

Ok, oui ça va. Merci !

Et puis mettez vos pieds plutôt au milieu.

Les pieds ?

Ceux-là, oui.

Hé hé !

Au milieu des plaques. Ça permet de travailler toute la jambe, et pas juste les quadriceps. Vous venez ici pour quelque chose de particulier ? Pour raison de santé ?

Non, non. Juste pour me muscler. Enfin j’ai des problèmes de clavicule, mais le kiné a eu l’air de dire que si je voulais pas que ça recommence, je devais me remuscler de haut en bas.

Ah oui c’est ce qui s’appelle être précis… parole d’expert, hein.

J’en profite pour me remettre un peu au sport, quoi.

Hmm. Les pieds au milieu alors. Au début en tout cas.

Ok.

La pointe un chouïa écartée.

Ah.

Et les genoux aussi. Les genoux vers l’extérieur. Normalement ça vient naturellement avec les pieds, mais apparemment vous, il faut forcer le trait.

Ah. Ça m’inquiete ce que vous dites.

Aha ! Moi aussi ! Non je déconne. Au début faut y penser, et petit à petit ca devient naturel.

Bon… Comme ça ?

Plus. Encore un peu. Regardez : le tout doit être aligné avec les fémurs. Voilà. Vous voyez la différence ?

Oui, clairement.

Ça fait une belle ligne.

Une belle, oui.

Là vous allez sentir le travail sur toute la cuisse. Demain vous aurez mal partout, et pas qu’à l’extérieur.

Oh, cool ! Ah oui je sens déjà, là. Oh putain c’est dur !

Si c’est trop faut retirer des poids.

Non non, c’est bien.

Super.

Merci.

Et c’est l’inverse, la respiration.

Hein ?

Vous inspirez en descendant, et vous expirez en remontant. Vous expirez dans l’effort.

Je faisais pas attention.

Hésitez pas à exagérer la respiration, surtout quand on commence. Comme ça vous prenez direct de bonnes habitudes. Ça aide pas mal pendant l’effort en fait. Et puis faut pas être gêné pour le bruit. Vous pouvez même gueuler, tout le monde s’en fout : on a tous nos casques.

Ah ! Ah ! C’est vrai ! Il faudra que j’en achète un alors, si je veux m’intégrer.

Voilà.

Vous êtes prof de sport ?

Non, j’aimerais bien !… Disons que je suis un ancien, ici. Ici faut un peu aller les chercher, les coatchs. Ils ciblent ceux qui sont prêts à leur payer des cours particuliers. C’est eux qu’ils aident en priorité. Je sais pas comment ils font mais ils ont l’œil pour les repérer.

Ah oui. C’est sûr, je dois pas trop avoir la tête du client, moi… Nickel vos explications, en tout cas. Ça fait longtemps que vous venez ?

Oui.

Merci beaucoup, hein…

Stéphane.

Merci beaucoup Stéphane. Moi c’est Tom.

Pas de souci, Tom. Je remets mon casque mais si t’as besoin, je suis pas loin.

181 – enthousiasmos

Dimanche 17 avril

Il faut dire ce que c’est que de se réveiller avec l’idée qui vous manquait depuis des semaines. Ça commence par une question arrivée là sans crier gare. On sort à peine d’un rêve déjà presque entièrement oublié, les paupières sont encore closes, et l’on se demande soudain : bon sang mais comment est-ce que je vais bien pouvoir l’écrire la fin de mon roman ? On ressort le cahier des charges, sa liste de désirs, de ce qu’il faut absolument faire passer dans l’écriture, se heurte à nouveau aux impasses, les mêmes, et dans le même ordre, s’en agace. Bref on a beau être encore tout brumeux on refait le match. S’apprête à le perdre à nouveau mais ce matin, sans raison apparente, arrive une solution. Limpide. Plus que cela : elle est l’évidence même. Et l’on regarde cette fois aller comme une vache le train qui passe le fil arrêté par un défaut d’imagination mille fois auparavant. On peut enfin voir la scène, comment elle sera racontée. Comment il faudra procéder. Le travail d’écriture ne sera peut-être pas plus facile mais là vraiment, aucune importance : la vision est nette. À six heures du matin, non sur un coin de table mais sur mon oreiller se produit parfois un petit miracle. Il justifie tout le reste.

175 – photographie

Samedi 9 avril

Le corps à terre. Le corps sous son manteau. Les doigts de mains attachées dans le dos. Des doigts fripés, mais pas à la dernière phalange comme après la piscine. Fripés de la base et jusqu’au bout des ongles. Comme si la peau se détachait de la chair, comme s’il n’y avait plus de chair du tout. La peau gris-bleu, pourrie par la pluie puis séchée par les rayons. Comme prête à craquer sous les pas.

Le corps à terre.

Le corps sous son manteau.

Les doigts de mains attachées

dans le dos.

Des doigts fripés,

mais pas à la dernière phalange

comme après la piscine.

Fripés de la base et jusqu’au bout des ongles.

Comme si la peau

se détachait

de la chair,

comme s’il n’y avait plus de

chair

du tout. La peau gris-bleu, pourrie par la pluie

puis

séchée par les rayons. Comme

prête à craquer sous les pas.

174

Jeudi 7 avril

Alors même que je m’apprêtais à abandonner avant sa fin et pour la deuxième (seconde ?) fois la lecture d’un roman de Philip Roth, parce qu’à mon goût trop morose (le roman), voilà que j’arrive à une scène hilarante, au pied du mur des Lamentations, entre un écrivain et un fan un peu agité. Je vais donc persévérer. Mais au cas où je n’irais pas beaucoup plus loin, voici une première (dernière ?) salve de citations :

« Si chacun y met du sien, je ne vois pas le moindre problème. En une semaine, dix jours, vous serez sorti de l’hôpital et vous aurez retrouvé votre famille – remis à neuf. » (c’est le médecin qui parle à Henry).
Mais voilà, à en juger par la suite des événements, il fallait croire que Henry ne s’était pas assez appliqué sur la table d’opération
.

Bill Goff se mit à fermer et ouvrir le poing régulièrement, comme si sa main droite était une pompe à courage, ou un drain contre l’angoisse.

Zuckerman se remémorait le temps où… la vie était le plus innocent des passe-temps.

Quand je me regarde dans la glace, le matin, c’est toute la famille qui me regarde.

Pour la chaîne de causalités :
Si la femme qui avait éveillé en lui le désir de vivre différemment, qui représentait pour lui une rupture avec le passé, une révolution contre l’ancien régime qui l’avait mené au point mort des émotions – et aussi contre l’idée que la vie est une série de devoirs à accomplir sans faille -, si cette femme devait se réduire au souvenir
humiliant de sa première (et dernière) grande frasque parce qu’elle fêtait Noël et pas nous. Si Henry avait vu juste quant aux origines de sa maladie, si elle résultait bien du stress occasionné par cette défaite ruineuse et ce mépris de soi qui l’avait poursuivi avec opiniâtreté bien après son retour à Bâle, alors, oui, curieusement, c’était bien d’être juif qu’il était mort.

Un passage génial avec ce qui aurait pu ou dû être dit et ce qui est dit finalement entre les personnages, p. 71-72 dont voici un extrait :

Il n’était pas costaud, mais ses mains étaient puissantes, ses mains étaient le centre de sa personne, le détail véritablement exceptionnel de son apparence.

Un sourire qui ne devait plus rien à l’amusement.

 » Je suis venu de Londres tout seul.

Comme ça, sur un coup de tête ?

– Et si je te disais d’y retourner sur un coup de tête ?

Pourquoi tu me dis ça ?

Parce que j’ai pas besoin qu’on vienne voir si je ne suis pas marteau. Parce que j’ai déjà donné les explications qu’il fallait. Parce que… « 
Quand je l’entendis partir sur sa lancée, je compris qu’il finirait par me voir.

(Philip Roth, La contrevie, folio)

173 – prologue

Lundi 4 avril

Trois coups brisèrent le silence de la chambre. La porte s’ouvrit aussitôt, la femme eut à peine le temps de se redresser sur son lit. De refaire son expression comme on refait sa coiffure. Un homme en blouse blanche entra d’un pas assuré suivi d’un essaim d’autres blouses d’où sortaient des têtes aux mines sérieuses, des mains prolongées par des fiches et des doigts crispés sur des stylos bic. Le groupe encombré et docile s’engouffra à petits pas. Il parvint tant bien que mal à se faufiler dans l’espace exigu pour se figer juste derrière le panneau de pied du lit métallique. Quant à l’homme, il avait dès son entrée jeté son dévolu sur l’angle qui donnait sur la fenêtre. S’était arrêté à hauteur des genoux de la femme. Il sentait l’after-shave, à moins que ce ne fût l’odeur de menthe glacée de son chewing-gum. Son teint était hâlé. Il tourna la tête vers elle et exhiba ses dents blanches. Comme s’il s’agissait là d’un signal, quelques membres du groupe esquissèrent à leur tour des sourires, plus timides. Ils regardaient par en-dessous. Ils regardaient leurs fiches. Les agrippaient nerveusement. Lui plongea ses yeux entre les sourcils de la femme. Il ne semblait pas vraiment la voir. S’il lui avait serré la main il l’aurait fait mollement. Ses yeux étaient d’un bleu sublime quasi transparent. Ils avaient la froideur de celui qui jouit chaque jour de son pouvoir, accoutumé désormais à trouver en tout lieu la servitude dans le regard de l’interlocuteur. Une indifférence à ce qui n’était pas lui. Il était absent à elle et pourtant bien présent. Se présenta. Chef de service. Bonjour Madame. N’attendit pas la réponse de la femme. N’avait à l’évidence pas le temps de tergiverser. Prendrait donc et comme partout la direction du moment. Son corps svelte et ses épaules larges – la blouse – tenaient toute la place. Pour s’élargir encore un peu l’homme se mit à parler fort et clair.

Bon alors. Tout s’est bien passé. Il écartait les jambes il se croisa les bras.

Vous l’avez porté quelques instants ?

À ces paroles la femme eut une hésitation. Sans doute était-il en train de tenter une plaisanterie ? Pour détendre l’atmosphère. Elle cherchait. Ou bien un jeu de mot.

Vous avez voulu le voir tout de même ?

Mais elle avait beau chercher. Non ? Vous ne l’avez pas vu ? Elle ne voyait pas. Pourtant vous auriez dû. Peut-être une contrepèterie.

Mais quel dommage. Vous ne vous rendez pas compte. Sans doute le regretterez-vous un jour.

Elle se contentait de l’écouter en regardant ses tempes grisonnantes. De là où elle se tenait, la droite était bien visible. Ses petits frisottis. Tout en s’adressant à la femme il se tourna vers le groupe. Dans l’élan sa figure s’ouvrit soudain. L’éclat de ses dents apparut aux yeux de tous, il étendit les bras et tout entier sembla s’illuminer. Enfin voyons Madame ces bébés-là ne sont pas des monstres. Point d’exclamation. Top-départ. Les stylos griffonnèrent sur les fiches. Les bras du chef de service se croisèrent à nouveau. Ses mâchoires mâchonnaient. Un ange passa.

Alors il voulut abréger la visite. Elle ne tournait pas en sa faveur autant qu’il l’aurait attendu. La femme d’ailleurs lui semblait bien ingrate. Il avait fait le déplacement tout de même. Elle répondait à peine. Le regardait à peine. Il s’ennuyait maintenant. L’informa qu’elle pourrait partir le lendemain dans l’après-midi. Si elle n’avait besoin de rien il lui souhaitait une bonne fin de séjour. Et aussi bon courage pour la suite. Courage. Le mot fut aussitôt répété depuis le panneau de pied. Se répandit comme une traînée de poudre. L’homme lança un coup de menton aux blouses près de la porte. Elles bloquaient le passage. Toutes quittèrent la pièce en une vague clapotante. Car beaucoup de gouttes font un océan. Il sortit en dernier. La femme vit sa main saisir et tirer vivement la poignée. Des poils lui sortaient de la manche. La porte claqua et laissa la femme seule entre les quatre murs étroits. Elle trouva qu’il y régnait une odeur de javel mentholée.

164

Mardi 15 mars

Le dernier été en ville est un excellent roman. On a là une œuvre un peu dandy, avec l’agacement que peut susciter son ton – du genre : « Aimons le superflu puisque rien n’a de sens ! » -, mais aussi l’admiration et la joie que provoque son extrême élégance. Le narrateur, aussi sympathique que désespéré, est le seul personnage du livre incapable de feindre. Il aurait pu être joué par Mastroianni (jeune).

Pas grand-chose à signaler du point de vue de la structure narrative : c’est le récit, finalement assez classique, d’une errance, rendue plus rude et plus inéluctable encore par un amour impossible.

Mais je suis trop abstraite. À venir – pas tout de suite -, quelques formules particulièrement belles et intelligentes parmi la somme des phrases soulignées au fil de ma lecture.

163 – deux débuts

Mardi 8 mars

« Du reste, c’est toujours pareil. On se démène pour rester à l’écart et puis un beau jour, sans savoir comment, on se retrouve embarqué dans une histoire qui nous conduit tout droit à la fin.

Pour ma part, je serais volontiers resté en dehors de la course. J’avais rencontré des fans de toute sorte, des gens parvenus et des gens qui n’avaient même pas réussi à démarrer mais, tôt ou tard, ils arboraient tous un air insatisfait qui m’avait amené à conclure que la vie, il valait mieux se contenter de l’observer ; par contre, je n’avais pas anticipé ce jour pluvieux du début du printemps dernier où je me suis retrouvé sans un rond. Le reste a suivi comme ce genre de chose suit, tout seul. »

Premières lignes du Dernier été en ville, de Gianfranco Calligarich.

162 – système

Lundi 7 mars

C’est contre les systèmes de croyance qu’il est le plus dur de lutter. Les systèmes de croyance constituent un entrelacs solide, serré et d’autant plus difficile à défaire de pensées irrationnelles. Les croyances se tiennent entre elles et l’esprit refuse d’en sacrifier ne serait-ce qu’une seule par peur de l’effet domino. Et pourquoi est-il si craintif, l’esprit ? Parce que le point de départ d’un tel système, ce qui en justifie l’élaboration, est d’ordre affectif. Le tissage intellectuel – le discours produit – est avant tout un tissage émotionnel qui conforte et rassure, donc réconforte son artisan. Ainsi Élodie croyait-elle mordicus que si elle m’avait rencontré vingt ans plus tôt elle aurait pu m’aider. C’était fort aimable de sa part. Elle m’aurait montré comment dissoudre mes angoisses, soigner mes névroses et échapper au stress auquel je pensais, disait-elle, m’être soumis délibérément, au devant même duquel j’étais allé mais toujours, selon elle, faute de mieux, sans savoir faire autrement c’est-à-dire vivre la paix au ventre. Elle ne pouvait s’ôter de la tête qu’elle aurait pu, en me rencontrant il y a vingt ans, m’empêcher de me faire tant de mal. Et me détourner de la trajectoire que j’avais prise alors, vingt ans auparavant et peut-être même plus loin encore, mais du moins, disons, à cette période cruciale de l’existence, quand la vie nous fait quitter définitivement l’enfance. Quand quelque chose en nous se fige, au point de ne plus pouvoir dévier seul donc, de la trajectoire, donc, prise, et dans mon cas spécifique vers la souffrance psychique et la douleur physique qui sont inextricablement liées. Avec l’âge elles n’auront de cesse que de se rejoindre car elles sont en réalité une seule et même chose, quoi qu’on en dise ou pense, quoi que la jeunesse toujours fringante ait pu faire croire autrefois et malgré toutes les dénégations actuelles, l’assurance qu’on se connaît comme sa poche, qu’on ne voit pas le rapport et que bon dieu on a beau avoir le plus grand mal à se tenir droit dès le lever du lit on va très bien, très très bien, et que sans cette foutue sciatique transmise de père en fils depuis au moins trois générations on aurait toutes les raisons du monde de sautiller de joie. Mais voila Élodie. Tout en affirmant qu’elle aurait pu changer ma vie, la tourner, l’altérer, l’incliner, la pivoter, la tortillonner, bon sang la virevousser vers un mieux il y a de cela vingt ans, elle reconnaissait qu’elle avait elle-même appris à vivre d’une bonne façon, la meilleure affirmait-elle, c’est-à-dire sans stress ni contrariété du moins le moins possible, à faire que chaque moment vécu soit avant tout voulu, il y a quinze ans et quinze seulement, et que par conséquent, à l’époque où elle aurait peut-être pu me rencontrer si elle m’avait rencontré, nous nous serions trouvés tous deux aussi angoissés, névrosés, inaptes à la paix du cœur l’un que l’autre. Et même si par chance ou par nécessité notre rencontre avait eu lieu cinq ans après cette époque où tout reste malléable dans nos existences c’est-à-dire vingt moins cinq il y a quinze ans ; tandis que j’étais selon elle déjà bien engagé sur ma propre trajectoire et où les occasions de bifurcations se faisaient de plus en plus rares ; quand elle au contraire s’ouvrait à une nouvelle manière de vivre, une nouvelle approche, la meilleure disait-elle (mais il faut y insister commençait à peine à s’ouvrir. En réalité il lui avait fallu encore des mois voire des années pour atteindre le mode de vie et la tranquillité d’esprit qui lui semblaient souhaitables. Se débarrasser de toute contrainte moins matérielle que spirituelle, pour aux abords de la quarantaine ne plus faire que soigner des gens, toucher des corps puisque c’est cela qu’elle aimait, un peu de compta mais allez, symbolique, histoire de vérifier la régularité du travail de l’expert qu’elle employait. Beaucoup de sport, un voyage chaque hiver et en été du trekking), il aurait fallu prendre en compte au milieu du bilan un fait simple et pourtant essentiel. Rien de ce qu’elle avait entrepris pour son bien-être une fois devenue adulte n’aurait pu avoir lieu sans son compagnon de l’époque. C’est lui qui lui avait mis le pied à l’étrier en la détournant d’une carrière commerciale elle qui était si douée. En l’initiant aux sports de plein air. Aux jeûnes juillettistes. À la sobriété heureuse. Or elle n’aurait pas pu être avec lui et moi simultanément, lui faisais-je remarquer quand lui prenait l’envie de m’exposer le paquet tout entier ou bien d’égrainer de petits bouts ça et là dans la conversation. Voilà Élodie. Voilà donc le système, il était celui-ci : elle était persuadée que la femme qu’elle était aujourd’hui aurait pu être d’un grand secours au jeune homme que j’avais été tout en reconnaissant qu’elle n’aurait pu, dans ces conditions, devenir la femme qu’elle était aujourd’hui. Et malgré cette lucidité continuait à s’accrocher à sa croyance absurde, à ses morceaux tronqués du passé, ses bribes de vie sorties de tout contexte puis longuement remâchées sur l’oreiller. L’uchronie ne trouvait nulle part où se poser. Ni ici ni ailleurs. Ni maintenant ni autrefois. Nulle part que dans l’esprit d’Élodie. Et si elle suivait un semblant de logique, ce n’était que pour satisfaire son seul désir, un désir triste comme une passion, un regret inutile mais de quoi, la nostalgie tenace de ce qui ne serait, quoi qu’il en fût, pas advenu.

160 – cruauté (ma)

Samedi 5 mars

Ma cruauté, de François Begaudeau, éditions Verticales

Ma Cruauté est le dernier roman de François Bégaudeau et je l’ai lu hier. J’ai sur ce livre un avis partagé. Il y a des éléments qui me laissent dubitative, à commencer par la systématisation de ce qui n’était jusqu’alors qu’une tendance chez l’auteur, à savoir la description d’un phénomène ou d’un milieu par ses seuls signes. Le texte expose, déplie, mais donne parfois le sentiment de rester en surface. Forum étudiant dont les membres ont tous des pseudos d’animaux et où l’emploi du discours indirect libre permet de retranscrire la joyeuse ponctuation – ?!!?! – de phrases tantôt badines, tantôt assassines ; langage adolescent et minauderies d’une jeune influenceuse devant sa caméra ; noms de colloques et titres d’articles de revue pour évoquer la production intellectuelle en milieu universitaire ; relevé systématique des expressions de l’époque… tout ici est à la fois drôle, juste et condensé. Mais les comportements humains (individuels ou en grappe), en se réduisant à ce qu’on en voit, finissent par composer un catalogue.

Cette façon de sélectionner des éléments de toutes sortes pour fabriquer une vitrine exhaustive (mais pleine d’humour), de faire ainsi du roman une immense surface de déploiement sémiotique m’est très familière. Elle me ramène à la perception singulière qu’avait un des membres de ma famille – un compagnon de route. Rien ne m’est plus connu que cette approche qui fait de l’existant la somme de ses apparitions, toutes mises sur le même plan, et avec lesquelles on pourra jouer comme on le ferait avec des légos. Et pourtant, la retrouver toute entière dans un livre a de quoi dérouter. Elle est évidemment intéressante en tant que procédé littéraire, mais je ne sais pas si elle peut suffire. Je n’en suis pas certaine car l’étalement sans relief annule la possibilité même du drame. Tous ces passages sont autant de moments qui empêchent celui-ci d’entrer puissamment dans le récit.

Un autre élément étonnant mais corrélatif est que Bégaudeau a perdu ici sa sécheresse habituelle. Elle était pourtant la marque principale de son style. Or, elle me plaisait, cette rugosité de la langue. Rares sont les écrivains qui vont de ce côté-là, dans une grande exigence de rythme et de brièveté. J’espère qu’il y retournera.

Mais il y a deux choses dont je lui sais gré, et ce pour deux raisons distinctes. La première est qu’il nous a épargné un roman sur des femmes abusées, point. On aurait aimé voir creusée davantage l’ambivalence des sentiments de Marianne, « victime entre guillemets », commodément mutique. Elle l’évoque elle-même, cette ambivalence, mais d’une phrase seulement. C’est un fait qu’il faut pourtant souligner, ici, la délicate question du consentement est abordée sans manichéisme. L’évocation d’une possible confusion (accumulation est plus juste) des sentiments est en soi un acte fort. À ce titre, Ma cruauté fait déjà beaucoup pour la cause de la complexité (je devrais dire du réel). Rien à voir par exemple avec le très décevant roman de T. Viel La fille qu’on appelle, qui pour le coup était passé à côté de ce qui rend le sujet passionnant, et important, ne disait rien, aurait mieux fait de se taire. (1)

Justement. Bégaudeau, dans son roman, ouvre une brèche vers ce qui se tait ou qu’on ne saurait voir pour le moment. Sans parler du véritable filon que tentent d’exploiter, à coup de chantage, un autre personnage féminin et son homme, le « neveu de Rameau » (cette référence m’a émue aux larmes, lorsque je l’ai comprise, en s’ajoutant à d’autres qui comme elle font signe. On est parfois rendu bien tendre et bien bête à chérir ainsi la littérature et tout particulièrement Diderot).

Mais je le crois, pour raconter ce qu’il en est vraiment c’est une femme qu’il faudra ; pour décrire ces noeuds inextricables de pulsions, de fantasmes, de dégoût et d’intêrets changeants que la parole publique voudrait absolument ramasser en un mot unique, définitif. Sur le sujet du (non-)consentement, les hommes sont coincés (pour le moment). Quoi qu’ils disent aujourd’hui ils auront tort. Seule une femme pourra le faire de fond en comble et cette femme tiens ce sera moi.

L’autre point me concerne de manière plus immédiate encore. C’est cette capacité de l’auteur à faire couler le texte. À lui donner une unité du début à la fin au point de pouvoir se passer (le passer) de tout découpage. On ne trouve dans Ma cruauté nulle partie ni chapitrage. Les scènes et les situations d’énonciation se succèdent sans qu’aucune couture n’apparaisse. Or c’est sur cette très exacte difficulté que, de mon côté, je bute en ce moment. Le patchwork que j’ai créé ces dernières semaines ne convient pas. Par comparaison ce qu’accomplit Bégaudeau suscite mon admiration autant que ma curiosité.

« J’y suis. La discussion multilatérale du soir est déjà longue des centaines de posts, parfois brefs et exclamatifs, parfois argumentés, parfois limités à un rang d’émoticônes, parfois dans le sujet, parfois hors-sujet, le hors-sujet devient le sujet, il n’y a pas de digression, tout digresse, on glisse, on ne cesse de glisser, je me laisse glisser, je suis le glissement même. » (p. 122)

Au passage, on pressent dans cet extrait comment art du glissement et manipulation des signes sont liés. De mon côté j’ai bien repéré ici ou là comment l’on passe d’une scène à l’autre, au détour d’une phrase, à la fin d’un paragraphe ou au début du suivant. Mais globalement l’auteur parvient à créer de la continuité en douce, là même où on attendrait classiquement de la séparation. Un peu comme lorsqu’on rentre une paire de chaussettes dans une seule pour les ranger. Ou au contraire qu’on les fait sortir de la boule où elles étaient auto-coincées. Tout ça a l’air un peu magique.

Je reprendrai le texte (le fil) pour identifier plus précisément les procédés utilisés, mais l’idée n’est pas de faire la même chose. Je ne suis plus obsédée autant qu’avant par la question de l’unité. Et j’ai déjà largement essayé de la rendre dans certains de mes textes précédents, avec d’autres moyens. Le soubassement mystique – car c’est de cela qu’il s’agit, s’agissait – à l’origine de mes précédentes tentatives s’est dissout. Je le constate aujourd’hui, la croyance en l’unité fondamentale de la vie et de ses variations (le désir d’elle ?) ne m’habite plus. Bégaudeau, au contraire, en parle dans le roman autant qu’il la met en forme. On lui accordera le point pour sa cohérence.

Pour autant, on peut considérer la pause comme faisant partie intégrante du processus de vie. Si écrire, c’est créer de la vie ou du moins son battement ou du moins son illusion, entre deux coups il faut se taire. Pour faire résonner une cadence le silence est nécessaire. Peut-être faut-il même parfois plus encore que cela : il faut briser.

Peu importent en réalité ces différences toutes personnelles d’appréciation. L’effet d’écoulement continu propre à ce roman-ci reste une véritable prouesse. Pour le lecteur, l’expérience est précieuse. Elle joue un rôle primordial car davantage encore que la volonté de savoir, le désir de connaître le fin mot du récit, je pense que c’est elle qui pousse véritablement à poursuivre la lecture. Elle exerce ainsi une pression quasi physique qu’on aurait tort de négliger. Sans lieu pour s’arrêter, le corps engagé dans l’intrigue doit aller au bout de son élucidation. À mon sens, la grande originalité de l’écriture dans Ma cruauté, sa force se trouvent ici. C’est une évidence, il y aura beaucoup à apprendre des techniques bégaldiennes.

(1) Pour un avis plus complet sur l’oeuvre de Tanguy Viel, se reporter à cet billet-ci et à celui-là.

158

Mercredi 2 mars

1) Le billet d’hier m’amène à me demander à quoi sert l’ironie, puisqu’elle n’est jamais aussi pertinente que quand elle évite de s’inscrire dans un propos.

Étrangement je n’ai pas de réponse. Peut-être que je pose mal la question.

2) Sans transition ni ironie aucune, remarque après avoir fait un tour à la ville à quel point l’acide hyaluronique est en train de devenir un marqueur de la classe moyenne supérieure. En effacant les rides il met au jour une appartenance. Et c’est directement sur le visage de nombreuses femmes (quelques hommes), quarantenaires un peu plus, indépendantes financièrement, que l’on peut voir l’instinct grégaire tourner à plein régime.

3) Viens de lire un extrait de tribune d’Aurélie Filipetti dans Le monde (la totalité est réservée aux abonnés). Ça m’a semblé bon. En quelques lignes j’ai découvert une manière de penser assez singulière. Notamment :

– « Parfois la vie se recroqueville dans l’obscurité quand la mort parade au soleil. »

– La façon de lier les espaces pour créer une scène :

« Des hommes qui passent au-dehors, des soldats banals, comme les soldats de toutes les guerres qui défilent dans une ville conquise, en file indienne, derrière des blindés, armes au poing, et le dernier de la colonne qui surveille les abords, aux aguets.

Les abords, c’est-à-dire cet homme qui filme. »

– Enfin : « L’homme qui filme ne fait encore aucun bruit, il n’existe pas, la caméra mime la neutralité. »

J’aurais aimé lire la suite.